Face à la disruption, même pas peur ?

La disruption n’est pas à l’origine un terme positif. Elle évoque la rupture, la fracture, l’absence d’harmonie. Devenue omniprésente, certains la cherchent désespérément pour s’enrichir rapidement, d’autres la craignent et se cachent en espérant qu’elle ne s’intéressera pas à eux. Elle est à la fois ce pays de Cocagne pour trentenaires hypsterisés et une source de terreur nocturne pour de plus en plus de professions, des médecins aux juges, en passant par les experts comptables ou les consultants. Alors, que faire face à la disruption ? Est-il possible d’éviter ses méfaits et de profiter de ses opportunités, en gardant un comportement éthique ?

La disruption c’est quoi .

Beaucoup de chercheurs ont travaillé sur le thème de la disruption (Christensen bien sûr -on en a déjà parlé dans les Cahiers-, mais aussi Markides, Assink et des dizaines d’autres). Chacun d’entre eux a apporté des éléments théoriques qui ont permis de mieux cerner une notion qui, disons-le, tient au départ davantage de l’impression que d’un objet scientifique bien défini. Prenons quelques définitions :

La disruption est la remise en question des formes généralement pratiquées sur un marché, pour accoucher d’une « vision », créatrice de produits ou de services radicalement innovants.

by : des gens du marketing

« radicalement », « généralement », … Les adverbes masquent maladroitement l’imprécision de la notion et, cette définition étant celle du marketing, on ne s’étonnera pas de la voir s’appuyer sur la notion de « vision », un concept que personne n’est capable de définir autrement qu’a posteriori, en parlant de gens qui ont réussi dans les affaires (« waah ! … mais quel génie ce Steve Jobs »).

La disruption, c’est une innovation qui place son inventeur dans une situation de monopole quasi absolu du marché qu’il vient de créer – ce qui lui permet de rafler la mise, sans crainte de concurrent.

Pascal Chabot, interview dans Télérama n° 3558, 21 mars 2018, page 6

« The winner takes it all » … Dans cette définition, la disruption est cette fulgurance qui permet à un individu ou à une entreprise de gagner gros en créant de la distorsion, en brouillant les conditions d’exercice d’un marché. « Rafler la mise » sans crainte de concurrent. On est déjà loin de la concurrence pure et parfaite chère aux économistes classiques et plus proche des rêves inavouables de la plupart des entreprises du numérique. Il s’agit de créer le plus de situations monopolistiques possibles, même circonscrites géographiquement, même limitées dans le temps. C’est toujours autant d’argent capté au détriment de consommateurs souvent enchantés de s’enchaîner à l’offre d’une entreprise « géniale », forcément géniale parce que disruptive. Acheter le dernier I-phone à 800 ou 1000 €, ce n’est pas cher si ça veut dire s’acheter une partie du génie supposé de la marque.

La disruption est une rupture, une innovation radicale qui rebat totalement les cartes d’un marché établi. Sa recette commence à être connue : un astucieux mélange d’esprit entrepreneurial et de nouvelles technologies « de rupture ».

Irénée Régnauld, « La démocratie à l’épreuve de la « disruption » », Socialter, numéro 29, juin-juillet 2018, page 68

Cette définition définit assez bien ce qu’on entend généralement par « disruption ». Elle nait rarement dans l’esprit de génies ou de personnes supérieurement intelligentes (no offense les thuriféraires de Mark Zuckerberg ou de Steeve Jobs). Elle est le résultat d’une audace entrepreneuriale qui prend en compte ce qui est rendu possible par l’évolution des technologies.

Finalement, on est proche de la définition de l’innovation. On est simplement face à une innovation qui impacte fortement les conditions de concurrence sur un marché donné voire crée un nouveau marché. Les deux articles ci-dessous des Cahiers de l’Innovation peuvent sur ce sujet être une lecture utile.

Face à la disruption. Comment l’anticiper ?

La quasi-totalité des acteurs économiques sont menacés face à la disruption de leur marché, à court ou moyen terme. L’évolution des technologies, et plus particulièrement des technologies numériques, fragilisent des secteurs entiers en remettant en cause des situations historiques de rente, les relations entre clients et fournisseurs, en transformant la chaîne de valeur au profit de plateformes qui deviennent elles-mêmes rapidement monopolistiques, en donnant aux consommateurs la possibilité de s’appuyer sur les avis d’une communauté entière et de donner eux-mêmes leurs opinions, créant ainsi la valeur d’une information captée par des licornes de plus en plus voraces.

Comment savoir si mon entreprise est menacée à court terme et quelles mesures prendre pour anticiper face à la disruption ? Le cabinet Accenture a par exemple identifié 15 facteurs regroupés en 5 thèmes permettant de mesurer le niveau de risque :

  • Les acteurs « disrupteurs »
  • La performance financière
  • L’efficacité opérationnelle
  • L’engagement en matière d’innovation
  • Les capacités de rebond des entreprises

Le risque de disruption rapide dépend donc grandement de votre secteur d’activité et de votre positionnement sur ce secteur. Vous pouvez sûrement contacter votre SATT locale pour en savoir plus et être guidé dans l’analyse de votre situation. Les Cahiers de l’Innovation mettront prochainement en ligne un mini-diagnostic qui vous permettra d’évaluer simplement votre situation.

Les étapes de la disruption

Quatre phases de disruption ont été identifiées (4 c’est bien pour les consultants, ça permet de faire une matrice 🙂 ).

  • la durabilité : à ce stade, pas de danger à court terme. Il n’y a pas de risque existentiel, les entreprises en place conservent des avantages structurels compétitifs et une bonne rentabilité.
  • la vulnérabilité : le risque est modéré mais les entreprises du secteur sont tout de même menacées par leur niveau de rentabilité actuel (coût élevé de la main-d’œuvre). 19 % des entreprises (assurance, santé, produits de grande consommation) se situent dans cette phase.
  • la volatilité : ici, la disruption se fait déjà sentir violemment. Ce qui faisait la forme des entreprises du secteur est devenu une faiblesse.
  • la viabilité : dans cette phase, la disruption est permanente. Les sources d’avantage concurrentiel que constituent les innovation du secteur sont de courte durée : 37 % des entreprises (fournisseurs de logiciels et de plateformes, télécommunications, médias et high-tech, constructeurs automobiles) se trouvent dans cette phase.
La matrice de positionnement

Quelles attitudes adopter face à la disruption ?

Tout dépend de la phase dans laquelle vous vous trouvez :

  • Durabilité : il faut ici réinventer l’activité traditionnelle et investir massivement dans l’innovation. Le risque serait de se « reposer sur ses lauriers ». Il faut essayer de nouvelles idées, lancer des innovations souvent et rapidement et le faire tant que les moyens financiers de l’entreprise le permettent.
  • Vulnérabilité : alliez-vous avec des partenaires disposant des compétences et des technologies nécessaires à la mise en œuvre d’innovation « disruptives » ! Le mot-clé est « Open innovation », collaboration avec d’autres entreprises, des startups, des laboratoires, …
  • Volatilité : ici la réponse viendra peut-être de l’innovation lab, ou du centre d’innovation que vous allez créer. Il s’agit de « disrupter de l’intérieur », de faire confiance dans les ressources et la richesse que constituent vos collaborateurs.
  • Viabilité : à ce stade, il faut adopter une attitude d’innovation constante s’emparer et découvrir les nouvelles technologies, ne pas avoir peur d’idées complètement nouvelles, s’inspirer des solutions et des tendances des autres secteurs.

Face à la disruption. Et l’humain dans tout ça ?

Malheureusement, la place de l’Homme dans ce monde « disrupté » n’est pas très enviable. L’innovation, même radicale, a toujours existé. La différence c’est le rythme. Pour être véritablement démocratiques, nos sociétés doivent « respirer », intégrer les changements, les discuter, les assimiler, prendre soin de ceux qui sont le plus en difficulté pour y faire face … C’est donc tout ce qui fait société qui est attaqué par la disruption. Seuls les plus malins ou les plus avides semblent tirer parti de l’ensauvagement des relations économiques que créent les disruptions.

Bernard Stiegler est philosophe et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou. Il est malheureusement récemment disparu. Il affirme que l’accélération du rythme de l’innovation et son caractère disruptif attaque directement la civilisation.

Avec les nouveaux services numériques, presque tous américains, la déstabilisation de nos sociétés est devenue permanente. Le problème face à la disruption n’est donc pas le progrès technologique, qui a toujours existé, mais son rythme effréné. Après une disruption, notre société n’a plus le temps de s’en nourrir, de s’y adapter et de régénérer sa vie démocratique et intellectuelle. Trop vite une nouvelle disruption émerge, remet en cause les cadres de pensée et de vie et provoque insécurité économique et incompréhension. Tout bouge en permanence, plus rien n’est stable.

Face à la disruption : Bernard Stiegler
Bernard Stiegler

Notre fonctionnement démocratique impose de délibérer et fonde la légitimité du pouvoir sur des réflexions collectives et des débats suivis de processus de décisions forcément lents. Il nécessite également que les acteurs impliqués dans ce temps délibératif long aient effectivement les moyens d’agir sur le réel par leurs décisions collectives. Tout cela est remis en cause par la disruption numérique. Et cette attitude absolument criminelle est même complètement assumée par les startups du numérique. L’incubateur The Family a par exemple lancé une campagne de communication sur le thème « les barbares attaquent ». L’idée est que le monde économique d’aujourd’hui ne serait composé que de citadelles à assiéger, de rentes de situation absolument injustifiées qu’il s’agit de détruire (dans la santé, l’éducation, le transport, les ressources humaines, la finance, l’agriculture, les relations amoureuses, …). Il s’agit, derrière le vernis « nouveau monde » et gentiment startup, d’une vision profondément violente et prédatrice de la société.

La disruption portée par l’évolution des technologies prend de vitesse toute socialisation. Bernard Stiegler va loin puisqu’il pense que ces évolutions radicales et rapprochées nous empêchent de nous projeter vers l’avenir, que « cela installe un état de paralysie et de régression où pullulent les symptômes qui vont des départs vers la Syrie à la désignation de boucs émissaires par le Front national, … ».


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