Uber m’a tuer – les professions réglementées

Les deux évolutions majeures qui devraient transformer le travail dans les prochaines années sont la robotisation et l’intelligence artificielle d’un côté et ce qu’il est convenu d’appeler l’uberisation de l’autre. En ce qui concerne la robotisation, deux chercheurs de la Oxford Martin School, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, avaient en effet fait sensation en 2013 en estimant que 47 % du total des emplois aux États-Unis présentaient de grands risques de devenir automatisables à une échéance d’une ou deux décennies. Nous aurons l’occasion d’y revenir. L’entreprise Uber est quant à elle devenue le symbole d’un phénomène récent consistant à permettre aux professionnels et aux clients de se mettre en contact direct, de manière quasi-instantanée, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. La mutualisation de la gestion administrative et des infrastructures lourdes permet notamment de réduire le coût de revient de ce type de service ainsi que les poids des formalités pour les usagers. Les moyens technologiques permettant « l’uberisation » sont la généralisation du haut débit, de l’internet mobile, des smartphones et de la géolocalisation. Cette uberisation s’inscrit de manière plus large dans le cadre de l’économie collaborative et s’oppose en au monde fixe et stable du salariat, des statuts et des professions réglementées.

La « plateformisation », la désintermédiation

La désintermédiation

Uber, Airbnb, Blablacar, leboncoin, youtube, tinder, grindr, tripadvisor, expedia, hotels.com, amazon, ebay, lafourchette, meetic, evaneos, doctolib, seloger, blablacar, guesttoguest, Ouistock, … on ne compte plus les plateformes numériques qui mettent en relation l’offre et la demande. Sur ces plateformes, qui peuvent être des sites internet ou des applications mobiles, vous détaillez ce que vous êtes prêt à offrir si vous êtes un « offreur » ou vous effectuez une simple recherche si vous êtes un « demandeur ». Sur certaines plateformes, comme les sites de rencontre, vous pouvez être à la fois « offreur » et « demandeur ».

Le technique est là, les initiatives sont pléthoriques et le changement inéluctable : tous les secteurs qui peuvent être « plateformisés » le seront. C’est à la fois ce que propose la technologie et ce que recherchent les utilisateurs, de plus en plus habitués à être mis en contact immédiatement avec des « offreurs » lorsqu’ils expriment un besoin ou une demande. Cette plateformisation entraîne ce qu’on appelle la désintermédiation, c’est-à-dire la réduction du nombre d’intermédiaires, voire la disparition des intermédiaires physiques.

Une innovation de servuction ?

Le travail de recherche et de conseil est assuré par la plateforme, assistée par le demandeur lui-même, qui effectue une grande partie du travail qui lui était auparavant fourni (pensons au temps de recherche sur tripadvisor, booking ou opodo effectué directement par des voyageurs qui, il y a quelques années, seraient allés en agence de voyages). On retrouve ici un concept souvent mis en avant dans la production de services : l’innovation de servuction[ref]L’innovation sur le processus de servuction est la mise en place pour la première fois (ou l’amélioration) d’une ou de l’ensemble des opérations mise en œuvre pour aboutir à la réalisation d’une prestation de services ou la combinaison (nouvelle ou améliorée) de ces opérations, y compris en faisant évoluer le rôle du client dans le processus. Il peut s’agit par exemple de a mise en disposition de l’équipement aux clients pour réparer leurs voitures en libre service, le Drive pour réaliser des courses, le scan-lib en grande surface permettant d’enregistrer soi-même le montant des courses …[/ref].

Les plateformes ont réussi à utiliser les techniques à leur disposition pour définir puis industrialiser des processus assurant une expérience client améliorée. Comme l’écrit Emmanuel Arnaud, « il suffit de comparer d’une part l’expérience sur Uber, où le particulier peut en un clic être mis en contact avec la voiture la plus proche dans un cadre de transaction sécurisé, et d’autre part la recherche d’un taxi à pied avec les risques de ne pas en trouver, de tomber sur un mauvais conducteur, et de ne pas pouvoir payer en Carte Bleue, etc. Les taxis n’ont tout simplement aucune chance : la place de marché offre une expérience irrésistible qui ringardise complètement leur offre ».

Uber contre le capitalisme ?

Comme souvent en informatique, le problème est la création rapide de monopoles mondialisés qui, loin de répartir équitablement entre eux-mêmes, les offreurs et les demandeurs les gains générés par la désintermédiation, utilisent leur capacité de négociation pour s’accaparer une part indécente de la chaîne de valeur, parfois supérieure à ce que les nombreux intermédiaires précédents parvenaient auparavant à capter (pensons à booking par exemple).

On retrouve alors fréquemment les caractéristiques d’un marché dysfonctionnant, où la concurrence est loin d’être « pure et parfaite » (voir par exemple ici pour les caractéristiques théoriques d’un tel marché).

uberisation : le profit uber alles ?

Uber, entreprise symbole d’une évolution inéluctable ?

L’uberisation

Le concept d’uberisation va souvent plus loin que la simple plateformisation. Une part encore plus importante de la chaîne de valeur est captée par une plateforme qui impose aux offreurs, via un cahier des charges, la réalisation de tâches précises et définies à l’avance. L’uberisation a complètement révolutionné les secteurs des transports, du tourisme ou du commerce de détail. Quel sera le prochain ?Souvent avec un statut d’indépendants, ces offreurs entrent en concurrence avec des personnes salariées. Un secteur économique uberisé est une activité où les emplois salariés sont remplacés par des indépendants qui sont payés « à la tâche ». Le code du travail et l’ensemble des règles protectrices des salariés sont alors remplacés par les conditions imposées par la plateforme. Si le travail indépendant progresse depuis près de 15 ans, porté d’ailleurs par des évolutions réglementaires et législatives comme le statut d’autoentrepreneur en France, des résistances apparaissent et elles sont de plus en plus nombreuses.

Les taxis en grève manifestent contre la concurrence "déloyale" d'uber
Les taxis en grève manifestent contre une concurrence « déloyale »

De nombreux lobbies, corporations ou professions s’inquiètent de la part de marché grandissante captée par les plateformes désintermédiées (pensons par exemple aux manifestations de taxis dans plusieurs pays européens ou au lobby acharné conduit par le secteur de l’hôtellerie contre AirB&B).

Les taxis sont peut-être l’exemple le plus frappant et le plus emblématique d’une profession « réglementée » frappée de plein fouet par la révolution numérique et la plateformisation de l’économie. Les taxis ont manifesté contre une concurrence qu’ils ont estimée « déloyale ». Le paradoxe est qu’ils en appellent à une concurrence « loyale » pour maintenir une situation où ils ne souffrent pas de concurrence et où la demande est manifestement mal couverte par l’offre. Endettés par l’achat d’une plaque artificiellement chère à cause précisément d’un manque de concurrence, leurs actions souvent violentes empêchent régulièrement toute idée de réforme, d’assainissement et de développement de ce secteur pourtant indispensable. Cette profession est cependant loin d’être la seule qui a longtemps bénéficié d’une « rente de situation » ou d’un monopole octroyé par l’État.

Les professions réglementées, prochaines victimes ?

Toutes les professions réglementées se caractérisent par l’existence d’un contrôle à l’entrée, sous la forme d’exigences de formation et d’autorisations spécifiques d’exercice. Protégées de la concurrence, certaines professions réglementées se sont reposées sur leurs lauriers et se sont contentées d’augmenter régulièrement leurs tarifs.L’implantation d’une officine de pharmacie ou d’un office notarial est par exemple soumise à une autorisation préalable de l’État, ouvrir un débit de boissons nécessite l’obtention d’une licence, les hôtels doivent respecter de nombreuses obligations en termes de sécurité et d’hygiène, devenir chauffeur de taxi implique de réussir un examen pour obtenir une carte professionnelle, les avocats doivent s’inscrire à un barreau, etc. Ce contrôle réduit les possibilités d’entrée sur les divers marchés correspondants, ce qui restreint l’offre de services par rapport au régime de concurrence pure et parfaite, défini par l’absence de toute barrière à l’entrée. Les professions réglementées se caractérisent ainsi par des imperfections de concurrence qu’il semble possible de réduire en éliminant ou allégeant les réglementations. Dans cet esprit, favoriser par exemple la libre installation des notaires a pour but d’accroître l’offre de services notariaux, donc la concurrence entre les notaires, et donc de les inciter à réduire leurs coûts pour proposer des prix plus attractifs à leurs clients.

La nécessité d’une réforme des professions réglementées était déjà évoquée dans le rapport Rueff-Armand en 1960, le rapport Augier en 1983, le rapport Attali en 2008 et le rapport Darrois en 2009, puis enfin dans le rapport Ferrand en 2014. Pourquoi est-ce que cette question revient sans cesse dans le débat français ? Tout simplement parce que la croissance des profits des professions réglementées a été plus rapide que celle de l’économie en général depuis 40 ans, que les niveaux de rémunération de certaines de ces professions atteignent des sommets et que, parallèlement, la relative protection dont elles bénéficient, ne les a pas incités à développer de nouveaux services aptes à satisfaire leurs clients et leurs attentes croissantes.

Les revenus des professions réglementées sont-ils encore acceptables ?
Les revenus des professions réglementées sont-ils encore acceptables ?

Les volontés de réformes et de « libération de la croissance » se sont bien sur heurtées aux lobbies extrêmement puissants que constituent les professions réglementées. L’IGF (inspection générale des finances) évaluait dans son rapport le poids des professions réglementées dans l’économie française à 235,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires cumulé, ce qui correspond à 6,1% du chiffre d’affaires toutes activités confondues. En termes de valeur ajoutée, ces professions représentent 6,4% du PIB français (soit 123,8 milliards d’euros). Le bénéfice net avant impôt représentait en 2010 19,2% du chiffre d’affaires de l’entreprise, ce qui correspond à 2,4 fois la rentabilité moyenne dans les autres secteurs d’activité (7,9%). A titre d’exemple, un greffier de tribunal de commerce, dont le salaire médian mensuel net est de 29 117 €, dégage un bénéfice net (avant impôt sur le revenu et sur les sociétés) de 44% ; un huissier de justice en dégage 43% ; un notaire 37% ; un chirurgien dentiste 34% ; un vétérinaire en dégage 23%, etc. Il existe donc une disparité importante entre les professions réglementées, notamment dans le domaine juridique, et les professions non réglementées, qui n’est pas due à la qualité des services mais à la présence de conditions avantageuses mises en place par l’État.

Un greffier de tribunal de commerce, dont le salaire médian mensuel net est de 29 117 €, dégage un bénéfice net (avant impôt sur le revenu et sur les sociétés) de 44%Grâce à la protection par la loi, ces secteurs sont donc caractérisés à la fois par des taux de marge exceptionnels et des « expérience client » particulièrement mauvaises. Ces deux caractéristiques en font des secteurs où les start-ups ont le plus intérêt à se lancer. Ces professions sont souvent occupées par des grands professionnels (parfois inscrits dans des traditions familiales) à qui l’idée même de concurrence est étrangère. Mal préparés, ce sont des proies faciles pour les futurs disrupteurs de leur marché. On pourra se référer à ce propos à cet article du monde : http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/03/26/greffier-de-tribunal-de-commerce-un-mal-aime-dans-l-univers-du-droit_4602314_3224.html. L’organisation des greffiers de tribunaux de commerce « est marquée par le poids des familles qui organisent la transmission des structures entre parents et enfants, sans réelle possibilité de refus de l’administration ». Ainsi, les greffes de Nanterre et de Bobigny, « parmi les plus importants de France », se caractérisent « par l’association d’un greffier et de deux ou trois de ses enfants ». L’IGF ne le précise pas mais il s’agit, en l’espèce, des Doucède, également présents dans les greffes de Nevers, Troyes et Toulon. « Sept noms de familles sont associés à 21 greffes sur les 134 que compte le pays ».

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