disruption : les barbares attaquent

Disruption, une « barbarie soft » ?

Pour le philosophe Bernard Stiegler, la disruption, l’innovation de rupture, s’oppose à la civilisation. Il parle même de « barbarie soft », une barbarie technologique qui nourrit par exemple la barbarie terroriste de Daech. Son dernier ouvrage (« Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ? »)  est une remise en cause radicale d’une évolution en apparence inéluctable. Alors arrêtons de croire que les licornes nous veulent du bien et tentons, si c’est possible, d’utiliser le progrès technique pour approfondir notre fonctionnement démocratique, avant qu’il ne soit trop tard pour notre civilisation elle-même.

L’innovation, ou l’abolition du jugement critique

Bien des innovations n’ont servi qu’à la destruction d’hommes, de femmes et d’enfants

Selon Thierry Ménissier qui est déjà intervenu dans les Cahiers de l’Innovation, tout se passe souvent comme si l’innovation, l’amélioration ou la rationalisation, étaient bonnes en elles-mêmes. On a tendance à disqualifier ceux qui s’y opposent, car ils paraissent s’opposer au progrès. L’innovation est spontanément associée à une image positive. Elle serait au service d’une véritable idéologie favorable au changement dans nos sociétés économiquement développées et technologiquement évoluées. Pourtant beaucoup d’innovations ont vu le jour dans des contextes de guerres ou de compétitions entre nations. Pensons aux guerres mondiales ou à la conquête spatiale par exemple. En d’autres termes, si on les considère d’un point de vue historique et en fonction de leur contexte d’émergence, bien des innovations qui ont eu des applications civiles pacifiques ont servi à la destruction d’hommes, de femmes et d’enfants, et cela fait éthiquement problème.

Ces problèmes ne sont pas théoriques. Mon travail est de soutenir les projets d’innovation des entreprises, mais lesquels faut-il soutenir en priorité ? A partir de quand les conséquences probables ou possibles d’une innovation posent-elles des problèmes éthiques ? L’innovation, de par son caractère de nouveauté, et plus encore lorsqu’elle relève de la sérendipité ou surgissement fortuit, pose des problèmes épineux : comment se donner des règles pour juger ce qui surgit sans que l’on puisse a priori le prévoir ni planifier ses conséquences bénéfiques ou non pour l’humanité toute entière ou un territoire en particulier ?

Qu’est-ce qui change aujourd’hui avec la disruption ?

Le rythme.

Bernard Stiegler est philosophe et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou. Il affirme que l’accélération du rythme de l’innovation et son caractère disruptif attaque directement la civilisation.

La disruption change profondément les règles économiques
La disruption change profondément les règles économiques

Nous avons déjà abordé le thème de la disruption dans les Cahiers de l’Innovation sans y attacher la critique implacable que formule M. Stieglier. Avec les nouveaux services numériques, presque tous américains, la déstabilisation de nos sociétés est devenue permanente. Le problème n’est donc pas le progrès technologique, qui a toujours existé, mais son rythme effréné. Après une disruption, notre société n’a plus le temps de s’en nourrir, de s’y adapter et de régénérer sa vie démocratique et intellectuelle. Trop vite une nouvelle disruption émerge, remet en cause les cadres de pensée et de vie et provoque insécurité économique et incompréhension. Tout bouge en permanence, plus rien n’est stable.

La disruption nous rend fous

les barbares attaquent l'éducation nationale
The Family : les barbares attaquent l’éducation nationale

Face à la disruption dans tous les domaines, nous n’avons plus le temps de réfléchir ni de « faire société ». Notre fonctionnement démocratique impose de délibérer et fonde la légitimité du pouvoir sur des réflexions collectives et des débats suivis de processus de décisions forcément lents. Il nécessite également que les acteurs impliqués dans ce temps délibératif long aient effectivement les moyens d’agir sur le réel par leurs décisions collectives. Tout cela est remis en cause par la disruption numérique. Et cette attitude absolument criminelle est même complètement assumée par les startups du numérique. L’incubateur The Family a par exemple lancé une campagne de communication sur le thème « les barbares attaquent ». L’idée est que le monde économique d’aujourd’hui ne serait composé que de citadelles à assiéger, de rentes de situation absolument injustifiées qu’il s’agit de détruire (dans la santé, l’éducation, le transport, les ressources humaines, la finance, l’agriculture, les relations amoureuses, …). Il s’agit, derrière le vernis « nouveau monde » et gentiment startup, d’une vision profondément violente et prédatrice de la société.

La disruption portée par l’évolution des technologies prend de vitesse toute socialisation. Bernard Stiegler va loin puisqu’il pense que ces évolutions radicales et rapprochées nous empêchent de nous projeter vers l’avenir, que « cela installe un état de paralysie et de régression où pullulent les symptômes qui vont des départs vers la Syrie à la désignation de boucs émissaires par le Front national, … ».

Comment s’en sortir malgré tout ?

Si l’on veut traiter éthiquement de l’innovation, il faut ralentir le rythme et veiller à l’appropriation démocratique des enjeux des innovations. Dans le contexte de nos sociétés évoluées, une ressource est fournie par les théories de la participation démocratique, qui visent à redonner une place à la parole des citoyens. On peut mentionner à ce propos l’exemple récent des « évaluations techniques participatives » qui mobilisent les citoyens dans le cadre d’ateliers qui permettent d’élever le niveau de connaissance et les mettent en capacité de pouvoir donner des règles éthiques. On peut faire référence à la révision collective des lois de bioéthique en France en 2009. En mêlant l’expression publique et la formation des citoyens, on peut viser ainsi l’élaboration de compromis qui permettent de savoir si une innovation peut ou non être bénéfique. Le problème est que la disruption prend de court les quelques processus de concertations péniblement mis en place.

Bernard Stiegler
Bernard Stiegler

Bernard Stiegler pense qu’il est possible de « transformer la vitesse en temps gagné pour penser et mettre l’automatisation au service de la désautomatisation qu’est la pensée ». Il reprend l’idée que la technologie, comme la langue d’Ésope, n’est ni bonne ni mauvaise mais un « pharmakon », c’est-à-dire à la fois un poison et un remède. Le problème à mon sens est que les exemples de moyens évoqués pour lutter contre les effets dévastateurs de la disruption paraissent très limités.

Là où c’est un autre modèle de société et des nouvelles règles économiques qu’ils faudrait promouvoir puis mettre en place, M. Stiegler met principalement en avant les expérimentations conduites, par exemple à la Plaine Commune en Seine-Saint-Denis. L’idée est d’en faire un « territoire apprenant contributif » grâce au travail d’un « laboratoire transdisciplinaire pour y développer de nouvelles plateformes web, mettre en place de nouveaux modes d’enseignement et de partage des savoirs et tester un revenu contributif inspiré du régime des intermittents du spectacle pour redistribuer les gains de productivité issus de l’automatisation en augmentant l’intelligence collective ».

Bernard Stiegler affiche donc un certain optimisme. D’après lui, il reste possible de trouver une nouvelle « rationalité économique », ne serait-ce que parce que « nous ne pouvons faire autrement ». J’aimerais partager cet espoir. Être dans une impasse ne suffit pas pour trouver une issue.

Pour en savoir plus

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https://www.lescahiersdelinnovation.com/linnovation-de-rupture-cest-quoi/

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