PME et innovation. La saga GrimpéÔ, acte 1

Aujourd’hui nous commençons une série d’articles étude de cas sur la société GrimpéÔ, afin d’approfondir le lien entre PME et innovation. Au-delà des effets de mode, des start-up, de la digitalisation ou de l’uberisation de l’économie, les PME qui souhaitent innover sont toujours soumises à des contraintes particulières et rencontrent fréquemment les mêmes écueils, que ce soit par exemple sur leur positionnement stratégique ou la rareté de leurs ressources humaines, technologiques ou financières. A travers la saga GrimpéÔ, nous vous présentons quelques situations courantes où une PME souhaite innover mais n’y parvient pas ou se décourage. Aujourd’hui, découvrons pourquoi Michel, le dirigeant, est devenu allergique à toute idée d’innovation …

Innover, moi ? Plus jamais !

Michel Vandenroden, dirigeant de la société GrimpéÔ

Un entreprise centenaire …

Lucien, patriarche de la famille Vandenroden
Lucien, patriarche de la famille Vandenroden

GrimpéÔ est une entreprise dirigée par la famille Vandenroden depuis près de 100 ans. Au sortir de la grande guerre, Lucien Vandenroden, originaire de Gand, vient s’installer dans l’Avesnois et fonde son entreprise de fabrication de tringles à rideaux. La production est interrompue pendant la seconde guerre mondiale mais Lucien parvient à conserver ses outils de production au prix d’un cache-cache rocambolesque avec les autorités de l’époque, anecdote qui a été racontée mille fois au coin du feu lors des réunions familiales et que Michel lui-même connait par cœur. Après la guerre, c’est Bernard le fils de Lucien et père de Michel qui prend la relève. L’entreprise se développe jusqu’à une dizaine de personnes, sur des marchés récurrents et relativement protégés. C’est GrimpéO qui équipe par exemple les principaux hôpitaux, cliniques et administrations de la région. Bernard n’a passé les rênes à son fils Michel que le 01/04/1995, alors que lui-même était déjà très âgé et que les résultats de l’entreprise commençaient à se détériorer rapidement : certains marchés historiques n’ont pas été renouvelés, les prix pratiqués par GrimpéÔ n’étaient plus compétitifs, les produits de l’entreprise n’avaient pas évolué depuis 20 ans …

Lorsque Michel a pris la direction, tous ses efforts se sont concentrés sur la modernisation de l’entreprise et l’amélioration de sa productivité. Michel a pris des risques : il a investi dans de nouvelles machines et formé ses salariés à de nouvelles techniques. Tout cela a représenté des efforts financiers très importants pour une entreprise de la taille de GrimpéÔ mais ces efforts ont été payants. Après une phase très difficile à la fin des années 90, l’entreprise est reparti de l’avant, a conquis de nouveaux marchés avec ses produits traditionnels, principalement grâce à une meilleure maitrise de ses coûts de production et à une automatisation poussée. Malheureusement, Michel a dû se séparer de deux anciens salariés, ce qui l’a profondément marqué. Aujourd’hui, GrimpéÔ emploie 30 personnes et réalise un chiffre d’affaire annuel de 3.5 millions d’euros. L’entreprise réalise 40% de son CA à l’export.

Évangélisé à l’innovation

Michel est membre de plusieurs réseaux de chefs d’entreprise et élu consulaire à la Chambre de Commerce et d’Industrie. A force d’entendre d’autres chefs d’entreprise insister sur la nécessité d’innover davantage, de mieux lier PME et innovation, l’idée a progressivement germé dans son esprit qu’il fallait qu’il prenne les choses en main et profite de cette période où les marges sont revenues et la capacité d’investissement de l’entreprise s’est restaurée. Il se l’est juré : il ne vivrait plus cette période de stress qu’il a connu à la fin des années 90, quand la survie même de l’entreprise était en jeu. Maintenant que l’entreprise est performante dans ses process, il lui faut trouver de nouvelles idées, s’adapter aux besoins de ses clients et de ceux qui ne le sont pas encore.

Lucie, responsable du BE depuis cette année. Elle doit renforcer les liens entre PME et innovation.
Lucie, responsable du BE depuis cette année

Michel a formalisé son équipe de R&D par le renforcement du bureau d’études (BE), composé maintenant de 4 personnes, sous la responsabilité de Lucie Groetin, récemment embauchée pour la circonstance après une expérience en stage réussie. Lucie est ingénieure de l’IFMA (institut français de mécanique avancée, basé à Clermont-Ferrand). La tâche de Lucie n’est pas facile car l’entreprise répond généralement au cas par cas aux demandes clients, mais n’a pas l’habitude de développer de nouveaux produits. Écoute client, portefeuille de projets, études de faisabilité techniques ou commerciales, créativité, veille sur les tendances ou les concurrents, … tout est nouveau pour l’entreprise. Si celle-ci a investi fortement ces dernières années, c’était dans de nouvelles machines. La culture du prototypage et le droit à l’échec lui sont encore complètement étranger. La nécessité d’investir « dans le vide », sur des projets qui risquent d’échouer est quelque chose que Lucie a encore du mal à faire comprendre.

PME et innovation : Lucie poursuit inlassablement son travail d’évangélisation dans l’entreprise. Elle ne compte pas ses heures et a permis d’inscrire progressivement l’entreprise dans un réseau commercial et technologique de premier plan. Travail avec un groupe d’autres PME pour concevoir ensemble l’éclairage de demain, adhésion à un pôle de compétitivité, rapprochement avec des laboratoires qui travaillent sur de nouveaux matériaux et lancement d’un concours ouvert aux designers de la région, Lucie fait feu de tout bois.

Le projet « tringle 2.0 »

Un beau matin de mai, Michel Vandenroden arrive au bureau avec une idée révolutionnaire : une « tringle connectée », reliée à un système domotique afin de gérer automatiquement l’ouverture et la fermeture des rideaux, et donc l’éclairage mais aussi la chaleur emmagasinée dans une pièce. Lucie est moyennement convaincue mais Michel en est sûr : ce produit va lui permettre de conquérir de nouveaux clients et va propulser l’entreprise au XXIème siècle. Il charge le BE de réaliser rapidement les premiers prototypes : les fonctionnalités possibles sont nombreuses (capteurs de luminosité dans la pièce, prévisions météorologiques, alarme en cas de problème mécanique, …). Plus Michel y pense et plus il est convaincu de la pertinence de sa « vision ». Lucie, aidée de son équipe, teste différentes options techniques. Devant l’insistance et l’enthousiasme de Michel, la volonté d’aboutir est forte et très vite le temps et les moyens techniques engagés sont importants. Au bout de 6 mois, l’entreprise aura investi plus de 200 000 € en temps passé, consommables et utilisation des équipements amortissables. Mais cet investissement porte ses fruits, puisque de le BE parvient à développer un prototype final industrialisable, atteignant les performances souhaitées et avec un coût de fabrication unitaire faible après 10 000 pièces.

La phase de commercialisation peut donc commencer avec enthousiasme. Toute l’équipe est persuadée du succès commercial de ce nouveau produit. Ce dernier fait d’ailleurs l’objet de plusieurs présentations en salon. L’équipe commerciale est formée et présente le produit aux clients. Cependant, les mois passent et la première commande se fait toujours attendre. Certes, les cycles commerciaux sont longs et la conjoncture n’est pas favorable…mais au bout de 12 mois, toujours aucune vente. Le dirigeant décide d’organiser une réunion avec le BE et l’équipe commerciale pour faire le point et tenter de comprendre les raisons de ce résultat plus que décevant. Les équipes commerciales font part du peu d’intérêt de la part des clients, incarnés par les acheteurs publics, notamment pour des raisons de prix. En effet, les performances de ce nouveau produit sont indéniables mais ne rentrent pas dans les critères généralement recherchés dans le cadre des appels d’offre.

Michel Vandenroden, en conclut que, malgré les discours ambiants, PME et innovation, ça ne marche pas et que décidément, on ne peut pas innover sur ce marché, où les clients ne s’intéressent qu’au prix…Le bilan est lourd, plus de 200 k€ d’investissement et aucune vente enregistrée. Même si l’expert-comptable de Michel lui apprend qu’il peut passer ses dépenses en amortissement afin de limiter les effets sur l’exercice comptable, financièrement l’opération est difficile à supporter. De plus, que le temps passé sur ce projet n’a pas été consacré aux demandes clients. Enfin, les résultats de ce projet pèsent sur le moral des troupes, commerciales ou techniques et certains se posent presque ouvertement la question de l’intérêt du service de Lucie. C’est une certitude pour Michel, on ne l’y reprendra plus…

Analyse

GrimpéÔ SA s’est comporté comme de nombreuses PMI ayant une forte culture technique. Le projet s’est limité à son aspect technique. Le bureau d’études traite avec brio chaque jour les demandes client et la maitrise technique de cette entreprise centenaire est reconnue par l’ensemble du marché. Quelles sont alors les raisons de cet échec ?
Si l’équipe technique et le dirigeant avaient pris un peu de temps pour étudier ce projet, ils auraient rapidement compris qu’il ne pouvait aboutir :

  • Tout d’abord, la concurrence. L’équipe connaît ses principaux concurrents mais de façon superficielle. Un véritable benchmark concurrentiel aurait permis à l’équipe de se rendre compte que d’autres produits présentant des performances comparables étaient déjà sur le marché depuis plusieurs années. Sur un projet comme celui-là, les concurrents de GrimpéÔ ne sont pas les autres fabricants de tringles à rideaux mais toutes les entreprises qui, de près ou de loin, travaillent sur les ambiances intérieures et la domotique. L’entreprise doit donc sortir complètement de la zone qu’elle connait. Elle doit capter, mettre en forme et utiliser de l’information diffuse afin d’éclairer les prises de décision de la direction
  • Ensuite, le besoin client. Une véritable étude du besoin avec la formalisation d’un cahier des charges aurait permis de se rendre compte que les nouvelles fonctionnalités proposées par la « tringle 2.0 » étaient mal positionnées sur le marché. Ne correspondant à aucune attente, elles ont été développées parce que techniquement possibles, sans s’interroger sur la façon de les « packager » pour en faire percevoir la valeur aux futurs clients (si tant est que cela soit possible). Le prix de revient plus élevé, en tous les cas sur les premières quantités produites, était donc rédhibitoire. De même, des « coûts de transfert » sont attachés à la nouvelle solution (réseau wifi, configuration, maintenance, …), coûts qui constituent autant de barrières à l’adoption de ce nouveau produit en l’absence d’une valeur clairement perceptible. Finalement, mis à part quelques contextes d’usage particuliers, pour lesquels des solutions existent déjà à un prix compétitif, le marché n’existe pas.

PME et innovation, l’avis du spécialiste

Anthony Beaudier dirige le cabinet Global Vision, spécialisé en innovation ouverte. Diplômé de troisièmes cycles en commerce international et en marketing, il dispose de nombreuses expériences en développement commercial notamment dans le domaine des services aux entreprises. Il a développé une expertise dans le management de l’innovation et en open innovation.

Anthony est le dirigeant du cabinet Global Vision

Anthony, rencontrez-vous régulièrement des entreprises comme GrimpéÔ ?

La focalisation sur le développement technique est un phénomène que je rencontre régulièrement dans ce type d’entreprise. C’est facilement compréhensible, l’entreprise fait ce qu’elle fait le mieux. Mais ce développement technique doit absolument s’accompagner à tout le moins d’une compréhension des deux facteurs qui peuvent engendrer l’innovation, le besoin client et la concurrence. L’innovation consiste en effet à répondre aux besoins mieux que la concurrence… dès lors, comment peut-on innover sans connaître les besoins client et la concurrence ?

Diriez-vous que les PME ont une bonne connaissance de leurs concurrents ?

Je peux témoigner que les entreprises ne connaissent que très rarement, de façon précise, l’offre concurrente. Les besoins client, eux, ont tendance à être sur-interprétés par les dirigeants et équipes techniques. Ces derniers en réalité ne connaissant pas vraiment les besoins de leurs clients, surtout dans un contexte innovant. D’ailleurs, les clients eux-mêmes ne les connaissent pas forcément. De plus, le contact client est le plus souvent laissé à l’équipe commerciale.
Ignorer la concurrence, c’est le risque de proposer une solution qui ne fait pas mieux que la concurrence en place. Ignorer le besoin client, c’est le risque de proposer une solution qui n’intéresse personne. Dans tous les cas, c’est un échec commercial. D’autres aspects, peuvent aussi faire l’objet d’une attention particulière, notamment au niveau juridique, comme la propriété industrielle ou la réglementation.

Quels conseils donneriez-vous à une PME qui souhaite innover et concevoir une nouvelle offre ?

La relation PME et innovation est possible mais les risuqes existent et sont importants. L’entreprise peut investir énormément sur un projet qui n’aboutira pas, au risque de se retrouver en difficulté financière à court terme et, ce qui est encore plus grave à long terme, de se détourner de l’innovation à cause d’une mauvaise expérience, comme cela semble être le cas de notre pauvre Michel Vandenroden. Un projet innovant sur sa phase amont doit débuter par une étude du besoin et un benchmark concurrentiel afin d’orienter le travail de conception et de se fixer des objectifs techniques qui correspondent à un vrai potentiel commercial.

Pour en savoir plus …

Voici les principaux ouvrages qui me paraissent intéressants sur le thème de l’innovation en PME, de la focalisation technologique et du marketing de l’innovation. N’hésitez pas à partager et à me dire si j’en ai oublié.

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